Une maman qui prend soin d'elle. Qui aime écrire, lire et faire de la musique.

mardi 12 novembre 2019

La partie de tarot et Marie-Sophie



J’habite dans ce petit village depuis ma naissance. Je connais donc tout le monde. Je fais presque partie du paysage. Quand je suis entrée dans le bistrot de Clovis la première fois, je devais avoir cinq ou six ans. J’accompagnais papa qui aimait bien y aller boire son café vers seize heures entre deux rendez-vous.
C’est pourquoi Clovis me charrie toujours avec l’éternelle histoire que je n’ai toujours pas de fiancé. Tous les vendredis soir, il recevait chez lui, dans la salle du fond, un tournoi de tarot. Rien d’officiel, juste les amis du coin qui aimaient bien se rencontrer autour d’un verre. Les femmes exit, interdit. Pourquoi étais-je acceptée moi ? Tout simplement, parce que je n’étais la fiancée de personne. Je ne les surveillais pas s’ils buvaient trop de bière, de vin rouge. Je ne les enquiquinais pas avec leurs problèmes de poids, de foie, de tension. Bref, je leur foutais la paix et du coup, ils ne faisaient même pas attention à moi.
Les premières fois que j’ai assisté à leur partie de tarot, je n’ai rien compris. Là, je devais avoir quinze ans. Avant, le soir je n’avais pas le droit de sortir. C’est Charles qui m’y a emmenée.
— Ah ! te voilà petiote !
— Elle a quand même la quinzaine là, râlait Charles, c’est une jeune fille !
— Tu parles, elle a encore ses nattes ! riait Clovis.
J’aimais bien l’ambiance chaleureuse de cette salle. J’avais de la chance, personne ne fumait à l’intérieur. Clovis n’a donc eu aucun problème quand l’interdiction de fumer dans les lieux publics a été instaurée. D’ailleurs, il se vantait d’être en avance sur son temps, le bougre !
Charles s’installait avec ses partenaires habituels : Jojo, Pierrot et Lulu. C’est lui qui amenait son jeu. Toujours le même. Il ne l’oubliait jamais et quand l’un de ses comparses décidait de jouer avec le sien, Charles se mettait dans une colère noire. Je ne vous raconte pas le jour où Charles ne le retrouvait pas, il était pire qu’un lion dans sa cage. En fait, c’était Lulu qui lui avait piqué, un soir où il avait bu un coup de trop, il n’avait pas fait attention et était rentré chez lui sans son précieux jeu. Charles lui a fait promettre de ne jamais recommencer cette blague idiote, sinon c’en était fini de leur précieuse amitié. Il ne rigolait pas Charles.
Toujours le même rituel :
— Clovis, tu nous apportes de quoi boire ?
— J’arrive les amis. Un ballon de rouge pour Lulu, un de blanc pour Pierrot et deux bières pour Charles et Jojo, une brune et ambrée.
Ils faisaient durer le plaisir avec leur verre. Ils n’étaient pas de grands consommateurs d’alcool.
Et la partie commençait. Charles caressait son jeu, le présentait à ses amis, et commençait toujours à distribuer et c’est là que la première fois où je les ai entendus parler, je n’en crus pas mes oreilles et pris un fou rire mémorable. Enfin, c’est plutôt eux qui ont bien rigolé. Moi, j’étais plutôt genre, vexée.
— N’oublie pas de faire le chien !
Je regardais Charles et attendais. Pas un son ne sortait de sa bouche. Il ne devait pas aboyer ? Et pourquoi d’abord ?
— Petite !
— Garde !
Je me demandais de quoi ils parlaient. Il fallait garder la petite ? Mais de qui s’agissait-il ?
Je n’osais dire un mot et poser la question qui allait les déconcentrer. Peut-être qu’une gamine était en vacances chez eux. Je me triturais le cerveau. Charles n’avait pas d’enfants. Jojo et Pierrot n’avaient que des garçons. Quant à Lulu… peut-être que c’était lui !
— Bravo, tu as amené le petit au bout et tu avais les deux bouts en plus.
Je regardais Charles. Mais il avait donc un enfant finalement ? Il l’avait amené où ? Au bout de quoi ? Et puis il était assis pas debout.
Ils comptaient les points.
— Lulu, tu as encore oublié de dire « garde sans le chien » ou « contre le chien » ?
J’ouvrais de grands yeux et me baissais pour regarder sous la table. Où était passé ce chien dont il avait la garde ?
— Excuse ! c’était sans le chien !
— Non, tu ne l’avais pas l’excuse, tu avais les deux bouts, mais pas celle-là !
— Non, je disais que je m’excusais, riait Lulu.
Une autre partie recommençait. J’essayais de me concentrer. Il devait y avoir un truc que je ne pigeais pas.
— Petite.
Et voilà que c'était reparti. Je me levais de table.
— Où vas-tu petite ?
C’est à moi qu’il parlait Charles ? Et c’est de moi qu’il parlait aussi tout à l’heure quand il disait qu’il m’avait amenée au bout ? Mais non, j’ai bien entendu « tu as amené le petit au bout ».
Histoire de voir un peu leur réaction, je répondis à Charles.
— Au bout !
Les quatre hommes me regardèrent complètement ahuris.
— Au bout de quoi ?
— Mais je n’en sais rien, moi, vous n’arrêtez pas de dire que vous avez amené le petit au bout, alors je dis pareil.
Ils éclatèrent tous de rire. Vexée, je tapais sur la table.
— Qu’est-ce que j’ai dit de drôle ?
Ils en pleuraient. Ils sortaient tous leur mouchoir à carreaux et s’essuyaient les yeux. Jojo appela même Clovis pour qu’il apporte une nouvelle tournée.
— Ne te fâche pas petiote ! On va t’expliquer. Le petit, c’est le 1 et c’est un atout important. Il rapporte des points si on l’amène au bout de la partie sans qu’on le ramasse. Quand on a les deux bouts, le 1 et le 21 on est costaud. C’est là qu’on annonce « petite » ou « garde ».
Je maugréais malgré moi et me rassis sur ma chaise.
Jojo distribuait les cartes.
— Mais fais attention, t’as encore oublié le chien. Quand même, tu es distrait ce soir, tu penses à ta belle ?
— Tu as un chien Jojo ? demandais-je doucement.
Il reposa le jeu et à nouveau de grands éclats de rire retentirent dans la salle.
— Excusez-moi, mais je ne comprends rien !
— T’excuse pas ! Au fait, c’est aussi un atout, l’excuse !

J’avais quinze ans. Aujourd’hui, je frôle la trentaine et je joue avec eux. Ils ont vieilli, mais ils sont toujours aussi doués. On joue à cinq et les règles du jeu de tarot n’ont plus de secret pour moi. Ah ! j’oubliais, j’emmène mon chien avec moi ! Un vrai ! C’est moi qui en ai la garde.

© Minibulle 12/11/2109

vendredi 1 novembre 2019

Novembre en attendant le bus



Joséphine et Ludivine attendaient le bus. L’une était blonde, l’autre brune. On était le 1er novembre et c’était un vrai temps de Toussaint. Il pleuvait, il ventait, il faisait froid. Joséphine la blonde tenait une valise et sa voisine un parapluie. Elles ne se connaissaient pas et pourtant…

— Bonjour mesdames, que représente pour vous le mois de novembre ?
Une petite bonne femme tenait son portable à la main et avait bien du mal à rester debout. Le vent la bousculait.
— C’est pour un sondage…
— Par ce temps, ricana Joséphine.
— Non, en fait, je dois écrire un texte pour le mois de novembre et…
— Pas de veine, en été, ça doit être plus agréable.
— Ce n’est pas faux, mais chaque saison a ses avantages et ses inconvénients.
Ludivine replia son parapluie et vint prendre place sous l’abri de bus.
— Pour moi novembre ça commence toujours mal, avec la tournée des cimetières, soupira-t-elle.
— Vous n’êtes pas obligée d’y aller !
Joséphine haussa les épaules.
— Moi je n’y vais jamais. Ma famille n’est pas d’ici. Je ne vais pas parcourir toute la France pour aller me recueillir sur du marbre. Les personnes qui sont dessous, je ne me souviens même plus qui elles sont.
— Donc, reprenait la journaliste, pour vous c’est tout d’abord le passage sur les tombes.
Ludivine hocha la tête.
— Oui j’y apporte des fleurs. C’est un peu par respect pour les personnes qui aussi viennent visiter les cimetières. J’aurais honte si la tombe de mes parents n’était pas fleurie.
Joséphine éclata de rire.
— Tu penses que les gens font attention à ça !
— Et pour vous ? Que représente novembre ?
La journaliste regardait à présent la blonde.
— Le froid, le vent, le gris, la baisse du moral, les journées qui raccourcissent…
— Et le Noël qui approche.
— Décidément, vous êtes très famille vous, riposta-telle en fixant Ludivine.
— Pas vous ?
— À quoi ça sert ? De toute façon, on est toujours déçu par les siens et on ne la choisit pas.
— Vous avez des enfants ? reprit la journaliste en les regardant toutes les deux.
Elles firent non de la tête en même temps.
— Il y a la Sainte-Cécile le 22 novembre, continua Joséphine. Je le sais, je suis musicienne et il y a régulièrement une fête organisée par notre association.
— De quel instrument jouez-vous ? demanda Ludivine.
— Du piano.
— Vous en avez de la chance.
Joséphine acquiesça et enfouit son nez dans son écharpe.
— Il ne fait vraiment pas chaud. Il arrive ce bus ?
— C’est jour férié, l’horaire n’est pas le même.
Ludivine reprit :
— Nous avons chez nous la fête de la châtaigne. On goute le vin nouveau appelé le bourru, c’est convivial, et sympathique.
La journaliste enregistrait ce que les deux femmes racontaient.
— Il y a Sainte-Catherine aussi. Pour les jeunes filles qui la coiffent, c’est qu’elles sont toujours célibataires à vingt-cinq ans. Elles portent de jolis chapeaux.
Ludivine et Joséphine se regardèrent et éclatèrent de rire.
— Oui, moi je vais le mettre. J’ai vingt-cinq ans.
— Pareil pour moi.
La journaliste demanda :
— Vous avez signalé la Toussaint ? Mais vous savez quand même que la fête de vos défunts c’est le 2 novembre, appelé le jour des morts ?
— Tu parles d’un jour qui fait rêver ! dit Joséphine en secouant la tête.
— Oui, je sais, mais la Toussaint et ça pour moi c’est pareil.
— Au fait… Le 3 novembre, c’est plus amusant, c’est celle de la gentillesse.
— Une journée pour ça ? C’est fou ! Nous devons être gentils que cette journée-là, c’est débile !
— Pas faux ! mais au moins, il y en a une. Vous parliez de la fête des châtaignes tout à l’heure, mais alors, et l’arrivée du beaujolais nouveau ?
— Finalement, il y en a des choses en novembre, sourit la journaliste.
Leur autocar arrivait. Elles ne l’avaient pas entendu arriver distraites par leur conversation. Elles saluèrent celle qui venait de leur poser toutes ces questions et grimpèrent dans le véhicule.
La journaliste restée seule soupira.
— Elles ne m’ont même pas parlé du 11 novembre. Évidemment, elles sont jeunes, mais quand même. Elles pensent à la fête de la gentillesse qui est récente et oublie celle des droits de l’enfant. Décidément…
La petite dame rangea son portable dans son sac et continua sa route.