J’habite
dans ce petit village depuis ma naissance. Je connais donc tout le monde. Je fais
presque partie du paysage. Quand je suis entrée dans le bistrot de Clovis la
première fois, je devais avoir cinq ou six ans. J’accompagnais papa qui aimait
bien y aller boire son café vers seize heures entre deux rendez-vous.
C’est
pourquoi Clovis me charrie toujours avec l’éternelle histoire que je n’ai toujours
pas de fiancé. Tous les vendredis soir, il recevait chez lui, dans la salle du
fond, un tournoi de tarot. Rien d’officiel, juste les amis du coin qui aimaient
bien se rencontrer autour d’un verre. Les femmes exit, interdit. Pourquoi étais-je
acceptée moi ? Tout simplement, parce que je n’étais la fiancée de personne. Je
ne les surveillais pas s’ils buvaient trop de bière, de vin rouge. Je ne les
enquiquinais pas avec leurs problèmes de poids, de foie, de tension. Bref, je
leur foutais la paix et du coup, ils ne faisaient même pas attention à moi.
Les
premières fois que j’ai assisté à leur partie de tarot, je n’ai rien compris.
Là, je devais avoir quinze ans. Avant, le soir je n’avais pas le droit de sortir.
C’est Charles qui m’y a emmenée.
— Ah !
te voilà petiote !
— Elle
a quand même la quinzaine là, râlait Charles, c’est une jeune fille !
— Tu
parles, elle a encore ses nattes ! riait Clovis.
J’aimais
bien l’ambiance chaleureuse de cette salle. J’avais de la chance, personne ne
fumait à l’intérieur. Clovis n’a donc eu aucun problème quand l’interdiction de
fumer dans les lieux publics a été instaurée. D’ailleurs, il se vantait d’être
en avance sur son temps, le bougre !
Charles
s’installait avec ses partenaires habituels : Jojo, Pierrot et Lulu. C’est
lui qui amenait son jeu. Toujours le même. Il ne l’oubliait jamais et quand l’un
de ses comparses décidait de jouer avec le sien, Charles se mettait dans une
colère noire. Je ne vous raconte pas le jour où Charles ne le retrouvait pas,
il était pire qu’un lion dans sa cage. En fait, c’était Lulu qui lui avait
piqué, un soir où il avait bu un coup de trop, il n’avait pas fait attention et
était rentré chez lui sans son précieux jeu. Charles lui a fait promettre de ne
jamais recommencer cette blague idiote, sinon c’en était fini de leur précieuse
amitié. Il ne rigolait pas Charles.
Toujours
le même rituel :
— Clovis,
tu nous apportes de quoi boire ?
— J’arrive
les amis. Un ballon de rouge pour Lulu, un de blanc pour Pierrot et deux bières
pour Charles et Jojo, une brune et ambrée.
Ils
faisaient durer le plaisir avec leur verre. Ils n’étaient pas de grands
consommateurs d’alcool.
Et
la partie commençait. Charles caressait son jeu, le présentait à ses amis, et
commençait toujours à distribuer et c’est là que la première fois où je les ai
entendus parler, je n’en crus pas mes oreilles et pris un fou rire mémorable. Enfin,
c’est plutôt eux qui ont bien rigolé. Moi, j’étais plutôt genre, vexée.
— N’oublie
pas de faire le chien !
Je
regardais Charles et attendais. Pas un son ne sortait de sa bouche. Il ne
devait pas aboyer ? Et pourquoi d’abord ?
— Petite !
— Garde !
Je
me demandais de quoi ils parlaient. Il fallait garder la petite ? Mais de qui s’agissait-il ?
Je
n’osais dire un mot et poser la question qui allait les déconcentrer. Peut-être
qu’une gamine était en vacances chez eux. Je me triturais le cerveau. Charles n’avait
pas d’enfants. Jojo et Pierrot n’avaient que des garçons. Quant à Lulu…
peut-être que c’était lui !
— Bravo,
tu as amené le petit au bout et tu avais les deux bouts en plus.
Je
regardais Charles. Mais il avait donc un enfant finalement ? Il l’avait amené
où ? Au bout de quoi ? Et puis il était assis pas debout.
Ils
comptaient les points.
— Lulu,
tu as encore oublié de dire « garde sans le chien » ou « contre le chien » ?
J’ouvrais
de grands yeux et me baissais pour regarder sous la table. Où était passé ce chien
dont il avait la garde ?
— Excuse !
c’était sans le chien !
— Non,
tu ne l’avais pas l’excuse, tu avais les deux bouts, mais pas celle-là !
— Non,
je disais que je m’excusais, riait Lulu.
Une
autre partie recommençait. J’essayais de me concentrer. Il devait y avoir un
truc que je ne pigeais pas.
— Petite.
Et
voilà que c'était reparti. Je me levais de table.
— Où
vas-tu petite ?
C’est
à moi qu’il parlait Charles ? Et c’est de moi qu’il parlait aussi tout à l’heure
quand il disait qu’il m’avait amenée au bout ? Mais non, j’ai bien entendu « tu
as amené le petit au bout ».
Histoire
de voir un peu leur réaction, je répondis à Charles.
— Au
bout !
Les
quatre hommes me regardèrent complètement ahuris.
— Au
bout de quoi ?
— Mais
je n’en sais rien, moi, vous n’arrêtez pas de dire que vous avez amené le petit
au bout, alors je dis pareil.
Ils
éclatèrent tous de rire. Vexée, je tapais sur la table.
— Qu’est-ce
que j’ai dit de drôle ?
Ils
en pleuraient. Ils sortaient tous leur mouchoir à carreaux et s’essuyaient les
yeux. Jojo appela même Clovis pour qu’il apporte une nouvelle tournée.
— Ne
te fâche pas petiote ! On va t’expliquer. Le petit, c’est le 1 et c’est un
atout important. Il rapporte des points si on l’amène au bout de la partie sans
qu’on le ramasse. Quand on a les deux bouts, le 1 et le 21 on est costaud. C’est
là qu’on annonce « petite » ou « garde ».
Je
maugréais malgré moi et me rassis sur ma chaise.
Jojo
distribuait les cartes.
— Mais
fais attention, t’as encore oublié le chien. Quand même, tu es distrait ce
soir, tu penses à ta belle ?
— Tu
as un chien Jojo ? demandais-je doucement.
Il
reposa le jeu et à nouveau de grands éclats de rire retentirent dans la salle.
— Excusez-moi,
mais je ne comprends rien !
— T’excuse
pas ! Au fait, c’est aussi un atout, l’excuse !
J’avais
quinze ans. Aujourd’hui, je frôle la trentaine et je joue avec eux. Ils ont
vieilli, mais ils sont toujours aussi doués. On joue à cinq et les règles du
jeu de tarot n’ont plus de secret pour moi. Ah ! j’oubliais, j’emmène mon chien
avec moi ! Un vrai ! C’est moi qui en ai la garde.
©
Minibulle 12/11/2109