Je
déteste le 14 février. C’est la fête des amoureux et quand on est toute
seule, c’est la galère. Au boulot, les collègues reçoivent des bouquets de
fleurs et prennent un air surpris en jouant les mijaurées :
— Je
me demande de qui ça peut venir.
Que
ça m’agace ! Non, je ne suis pas jalouse. Elles pourraient au moins rester
discrètes. L’année dernière, un confrère avait fait une blague à celle qui est
au service comptabilité et qui me déteste. Il lui avait fait livrer un bouquet
de chardons… Je ne vous raconte pas la tête de la fille. Je n’avais pu
m’empêcher d’éclater de rire ce qui avait déclenché chez elle une colère de
bouledogue. Vous imaginez ce que ça peut être ? J’aime les chiens, mais
celui-là, il faut avouer qu’il est un peu baveux, grogneux, et que son museau
représente bien le visage de Guilaine. Oui, c’est son prénom. Dommage pour l’animal !
Il est bien lui !
Bref,
je pars au travail à reculons. Je n’ai même pas fait signe à Charles. Je
n’avais pas envie qu’il remette ça avec le voisin d’en face. Je ne suis pas non
plus passée à la boulangerie. Archibald devait être en plein boum et je ne
voulais pas qu’il se sente obligé de me souhaiter une bonne fête. Oui, il
paraît aussi que c’est celle de l’amitié. Moi je crois que ceux qui disent ça
c’est parce qu’ils sont solitaires comme moi. J’ai évité le coup de fil de
maman qui n’allait pas manquer d’en remettre une couche.
Je
gare ma voiture, je prends mon sac et entre dans l’établissement. C’est un
centre de formation pour adolescents. Le directeur n’est pas encore arrivé,
mais les gamins eux sont prêts à intégrer leurs cours. Comme c’est un
pensionnat, ils ont avalé leur petit-déjeuner et sont en forme. Les portables
sont allumés et les gloussements des filles m’horripilent déjà. Je m’installe
et j’apprécie d’être seule dans mon bureau. Guilaine qui assure la comptabilité
est dans un autre. Elle est là. J’ai senti son parfum.
Les
collègues formateurs arrivent un à un et viennent me saluer le café à la main.
Ils sont sympathiques. Ils me proposent même un petit carré de chocolat,
histoire de me mettre de bonne humeur, parce qu’ils vont certainement avoir des
choses à me demander pour la veille. J’ai pourtant affiché « L’urgent est
fait, l’indispensable est en cours. Pour les miracles, prévoir un délai. » Je
sais que certains dont je tairais les noms vont venir me faire les yeux doux
pour avoir dans l’heure qui suit, ce dont ils ont besoin.
— Alors
Marie-Sophie, tu fais la fête ce soir ?
Qu’est-ce
que je vous disais ! Le lourd de chez lourds est arrivé. C’est Didier. Il se
penche sur mon bureau pour me faire la bise. Il sent déjà le café, la
cigarette, et le déo Axe dont la pub affirme que toutes les femmes en sont
folles. Bof ! Sans commentaires.
Il
n’attend même pas la réponse et s’en retourne comme il est venu. Il a juste
récupéré ses copies.
— Bonjour
Marie-Sophie.
Voilà
le boss. Il me tend la main. Je préfère. Pas de familiarité avec le chef. C’est
plus facile pour négocier les augmentations quand on a gardé le vouvoiement et
une certaine distance. Encore qu’ici, le mot « augmentation » n’existe pas. Il
doit être rayé du dictionnaire du moins dans le nôtre. Pourtant, j’ai vérifié.
Il est bien placé entre auge et augure chez moi.
Aujourd’hui,
je n’ai pas envie d’aller rejoindre les collègues à la machine à café. Je reste
sérieuse derrière mon écran. Soudain, j’entends des rires. Voilà, ça commence.
J’en étais sûre. Le problème c’est que les bruits se rapprochent dangereusement
de mon bureau et que Didier déboule devant moi, la face hilare, avec un bouquet
de roses.
— Ah
la belle cachottière !
Il
me tend les fleurs et attend.
— Ben
quoi !
J’avoue
que j’ai aboyé. Il ne s’en formalise pas. Il me connait.
— Tu
ne regardes pas la carte ?
— Ce
n’est pas pour moi.
— Pour
Marie-Sophie, ça veut dire quoi à ton avis ?
J’écarquille
les yeux. Je vais le tuer Archibald. Encore une de ces blagues minables. Il le
sait pourtant que je n’aime pas ça du tout.
— Le
rouge te va très bien, MarieSophe.
Lui
aussi, je vais le démolir même s’il n’y est pour rien. C’est un gentil et il
semble sincèrement heureux pour moi.
— Alors
tu ouvres la carte ?
— C’est
mon pote Archibald. Pas besoin de regarder.
— Allez,
pour me faire plaisir !
Il
se frotte les mains de contentement. Il adore ça Didier. C’est un homme très
romantique. Il me surprend toujours. Il est marié. Il a trois enfants. Sa femme
est très sympathique. Je me demande comment elle peut le supporter au
quotidien, moi il m’agace. Comme dirait Mélusine, c’est ça l’amour. Je ne veux
pas lui faire de peine, je me tais. Heureusement, la sonnerie de la reprise des
cours retentit et à regret il m’abandonne.
Le
bouquet de roses qui embaume mon bureau me nargue. Je saisis mon portable et
appelle Archibald. Il ne répond pas. C’est le coup de feu à la boulangerie. Je
lui laisse un message : « Tu exagères avec tes fleurs au boulot. Tu le
sais pourtant que je n’aime pas ça. Merci quand même, il est très joli ton cadeau.
Mais quand même, des roses rouges… ». J’hésite à appeler Mélusine. Elle va
encore se moquer de moi. Quand mon portable vibre, je ne regarde même pas ce
qui s’affiche à l’écran.
— Salut,
Archibald, tu aurais pu t’économiser ça et…
— Je
ne suis pas Archibald. C’est Florent. Votre voisin d’en face.
Comment
diable a-t-il eu mes coordonnées. Encore un coup du pépé, j’en suis certaine.
— Vous
êtes toujours là ?
Je
me lève et vais fermer la porte de mon bureau. Je ne sais pas quoi dire.
— Marie-Sophie ?
Vous m’entendez ?
— Oui.
Je suis surprise que vous ayez mon numéro.
Quelle
idiote ! J’aurais pu dire autre chose, mais c’est la première phrase qui m’est
venue à l’esprit.
— C’est
Charles qui…
— Je
m’en doutais.
Soudain,
je réalise :
— Il
a un problème ? Il est malade ? Il ne peut pas m’appeler et c’est pour ça que
vous le faites à sa place ?
— Pas
du tout. Calmez-vous. Je voulais juste savoir si vous aviez reçu mon bouquet de
roses ?
De
surprise, je me laisse tomber sur ma chaise à roulettes. Je calculais mal mon
coup et me retrouvais par terre alors qu’elle filait à l’autre bout du bureau.
— Bordel !
— Vous
disiez ?
Le
juron m’avait échappé. Quelle quiche !
©
Minibulle 14 février 2020