Le temps
s’écoule et je me sens de mieux en mieux et j’ai de moins en moins envie de
rentrer chez moi.
Entre
les traites des deux vaches Margot et Rosalie, la découverte du travail de
Morgan avec ses abeilles, ses marchés où j’ai plaisir à l’accompagner, ses
fleurs qu’il cueillent et dont il fait de superbes bouquets, je ne vois pas les
jours défiler.
Morgan
vit hors du temps, il est entre parenthèses comme j’aime à le dire. Il fait son
pain, son miel, ses confitures, il a son lait, deux poules et un coq, deux
lapines, un chat voire plus, il ne compte plus, un chien que je n’avais pas aperçu
lors de mon arrivée parce qu’il gardait les trois biquettes dans le champ
voisin. Pourtant, je l’ai déjà entrevu sur son ordinateur, il a la fibre. Il n’est
pas vraiment hors du temps, mais je ne sais pas comment l’expliquer, il prend
la vie comme elle vient, il n’est pas stressé pour deux sous. Il faut dire que
dans son coin de paradis, je n’imagine pas, ce qui pourrait lui faire des nœuds
au cerveau ou lui mettre la rate au cours bouillon comme mes amis aiment à me
le dire.
C’est
certainement pour ça que je ne repars pas. J’ai prolongé mes congés sans me
poser de questions. Si mon chef décide de me licencier, je l’aurais bien
cherché. Mais ce matin, j’ai justement un message de sa part. J’en tombe le cul
par terre quand je le découvre.
Marie-Sophie,
je ne veux pas me séparer de vous parce que vous faites vraiment du bon boulot,
alors si vous avez quelques minutes à me consacrer, accepteriez-vous de me rappeler ?
Mais
qu’est-ce qu’il lui est dégringolé sur la tête ? Jamais au grand jamais il ne
m’a parlé comme ça ! Il y a le feu là-bas ou quoi ? J’hésite…
— Marie-Sophie ?
Vous m’accompagnez ? Vous n’êtes pas prête ?
Faut-il
qu’il m’ait retourné le cerveau mon chef pour que j’en oublie de partir au
marché. Morgan est déjà sur le pas de la porte, sa voiture de livraison rouge
et jaune ronronnant devant la chaumière.
— Bien
sûr que j’arrive !
Depuis
le temps, nous pourrions nous tutoyer, mais j’avoue que ça me plait bien ce vous.
Je trouve qu’il fait classe et laisse une petite barrière entre nous. Mais
pourquoi faudrait-il qu’il y ait une barrière ?
— À
quoi pensez-vous ? Je vous vois vous faire les questions et les réponses toute
seule ? Je peux participer ?
Mais
pourquoi je lui parle de ça, il n’en a rien à faire et qu’est-ce que je vais
lui pourrir la vie avec mes problèmes. Mais quels problèmes ?
Il a
adopté ce surnom rapidement, tout seul, sans que je lui raconte que mes amis
m’appellent ainsi.
Je
descends de la voiture, le sourire aux lèvres. Morgan me regarde m’avancer vers
lui. Il a déjà installé ses pots de miel, ses confitures et ses fromages. Oui, il fait aussi des fromages de chèvre. Les
exposants me saluent, ils me reconnaissent maintenant.
— Vous
ne devinerez jamais !
©
Isabelle Minibulle 30 septembre 2020
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