Thibault trempait sa tartine dans son chocolat. Il était installé sur
la terrasse devant le jardin. Le soleil se levait à peine et les oiseaux s’égosillaient
dans les arbres. Une légère brume voilait la cime des peupliers. Thibault était
un lève-tôt depuis toujours. Dès l’aube, il se levait. Il avait dix ans.
Il n’aimait pas rester dans son lit. Il lui fallait de l’air, sinon il étouffait.
Hiver comme été, il prenait son petit déjeuner dehors. Bonnet sur la tête et
gros pull suivant les saisons et les températures.
Ce n’était pas une aube comme les autres, il le sentait.
Elle lui apparut toute menue dans sa robe de chambre rose, cheveux emmêlés,
le pouce à la bouche, et dans l’autre main son doudou qui traînait par terre. Elle
était pieds-nus.
- Ah, tu es là Lou. Tu vas prendre froid chérie, mets tes chaussons.
Nathou se tourna vers Thibault :
- Je te présente Lou, cinq ans, qui va rester chez nous quelques temps.
Elle lui ébouriffa les cheveux et s’assit près de lui :
- Tu as bien dormi ?
Il hocha la tête. Nathou reprit :
- Viens Lou, viens près de moi.
La petite fille ne bougeait pas. Thibault abandonna alors sa tartine,
se leva et s’approcha. Elle leva les yeux et il reçut en plein cœur l’éclat de
deux émeraudes.
Nathou fit les présentations :
- Tu sais Lou, Thibault ne parle pas non plus.
La petite fille lâcha son pouce et glissa sa main dans celle de son petit
compagnon.
C’est à partir de ce jour que Thibault se dit que la vie pouvait quand
même réserver de jolies surprises.
Ils avaient chacun leur chambre, mais Lou venait régulièrement
rejoindre Thibault dans son lit. Elle se glissait contre lui. Il passait alors
un bras autour de ses épaules et ils s’endormaient ainsi, refoulant tous deux
les cauchemars qui les assaillaient chaque nuit.
Dès l’aube il se levait. Essayant de ne pas faire de bruit pour la
laisser dormir, il sortait de la chambre. Il enfilait alors son pull abandonné
sur une chaise la veille et descendait prendre son petit déjeuner dehors.
Nathou lui avait préparé tout ce qu’il aimait. Il l’aimait bien Nathou, elle
était là tout simplement. Il n’avait pas fini de beurrer une tartine que Lou le
rejoignait. Aussitôt, il allait lui chercher son manteau et lui montait la
fermeture éclair doucement pour ne pas coincer ses cheveux dedans. Il lui
préparait le même petit déjeuner. Elle le regardait alors de ses grands yeux
verts et murmurait tout bas rien que pour lui :
- T’es beau !
Thibault souriait et son cœur fondait de tendresse pour cette petite
fille qui essayait de dire son prénom. Comme lui, elle ne parlait plus. Tous
deux écorchés vifs par la vie, à quoi bon communiquer ? Les mots ne
franchissaient plus leurs lèvres. Seuls leurs regards parlaient pour eux, et il
y avait tout dans ce regard, vert pour l’une et noir pour l’autre : de la
tendresse quand ils se trouvaient, un sourire quand Thibault montrait les
images d’un livre, de la peur quand l’un disparaissait trop longtemps.
Il ne lui vint jamais à l’idée que Lou le trouvait beau et qu’elle lui
disait. Il représentait pour elle un sauveur qu’elle aimait de tout son cœur et
dont elle ne voudrait jamais se séparer.
Ni l’un ni l’autre ne savaient ce que c’était « aimer ». Ils
n’avaient vu que des coups de poing et des gifles tomber et n’avaient entendu
résonner que des cris et des pleurs.
C’était un jour, à l’aube…
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire